Anticancer : La peur d’être un fardeau
Nous sommes plus habitués à nous occuper des autres qu’à recevoir leurs attentions. Et nous attachons beaucoup d’importance à notre autonomie. L’idée d’une lente déchéance vers la mort nous terrifie aussi parce qu’elle nous condamne à être terriblement dépendant des autres au moment même où nous n’avons plus rien à leur offrir.
Pourtant, au cours des derniers jours de notre existence, nous aurons à accomplir une des plus grandes tâches de transmission de toute notre vie. Pour chacun de nous, l’idée que nous nous faisons de notre propre mort vient le plus souvent des exemples que nous avons vécus à travers le décès de nos grands-parents, de nos parents, de nos frères ou sœurs, ou d’un ami proche. Ces scènes seront nos guides quand notre propre tour viendra. S’ils ont su nous montrer comment se préparer, comment dire au revoir, comment cultiver un certain calme, nous nous sentirons prêt et soutenu pour cette ultime étape de notre vie. À notre tour, loin d’être « inutile », lorsque nous nous approchons de la mort, nous devenons automatiquement un pionnier et un maître pour tous ceux qui nous sont proches.
À la faculté de médecine de Harvard, cet enseignement s’étend au-delà de la famille. On demande désormais à des patients qui sont au seuil de la mort s’ils veulent bien s’entretenir avec des étudiants de première année pour leur parler de ce qu’on vit dans ces derniers moments. Une retraitée de l’enseignement secondaire qui se mourait d’une leucémie fui gurante avait accepté d’en rencontrer plusieurs. Au moment où son mari s’apprêtait à entrer dans sa chambre, elle tourna vers lui des yeux encore humides de sa conversation avec ses jeunes visiteurs : « Excuse-moi, chéri, j’ai encore un dernier cours à donner.. »
J’ai eu moi aussi la chance d’avoir un grand maître : ma grand-mère. Réservée, parlant peu d’elle-même, elle a été une présence constante dans tous les passages de l’enfance qui m’ont paru difficiles. Alors que je n’étais encore qu’un jeune adulte, je lui ai rendu visite sur ce que nous savions tous les deux être son lit de mort. Inspiré par sa beauté et son calme dans sa belle chemise de nuit blanche, je lui tenais les mains En lui disant combien elle avait compté pour l’enfant qui avait maintenant grandi. Je pleurais bien sûr, ne sachant que faire de mes larmes. Elle a pris une de ces larmes sur son doigt et me l’a montrée en souriant doucement : « Tu sais, pour moi, tes mots et tes larmes, ce sont des perles d’or et je les emporterai avec moi… » De mon côté, j’ai emporté l’image de ses derniers jours. Alors même qu’elle était dans la dépendance la plus totale et que son corps l’abandonnait, elle a fait à tous ses enfants et ses petits-enfants le cadeau de l’amour qui reste quand on n’a plus rien d’autre à donner.